Jamais la quête du bonheur au travail n’a suscité un tel engouement, n’a été le sujet d’autant de publications, d’émissions, de conférences… Mais cette quête du bonheur au travail est-elle une vraie bonne solution ?
Isaac Getz nous annonce, dans son livre « Liberté et Cie », qu’avec l’entreprise libérée nous avons enfin trouvé la clef du bonheur au travail.
Le 24 février, Arte catapulte cette prophétie en diffusant un documentaire intitulé « Le bonheur au travail ». Il sera leur reportage le plus re-visionné sur le web depuis les débuts de la chaîne.
Le même jour, Le Monde titre « le bonheur au travail c’est possible ». Au même moment L’Express choisit comme titre de couverture « Comment mieux vivre au travail ».
Alexandre Jost, Fondateur de la Fondation Spinoza, dans son article « Le bonheur au travail est plus qu’un « pink washing » », écrit : « le bonheur au travail est donc bien un chemin possible, éthique et pragmatique, vers une entreprise positive, c’est à dire humaniste et bien-portante ».
Originaire de l’Amérique, le Chief Happiness Officer (CHO), « Responsable du bonheur » en français, est en train de prendre de l’ampleur dans les entreprises européennes avec pour principale mission d’assurer le bonheur au travail.
Une quête effrénée qui reflète un fort besoin de ré-enchanter le monde du travail.
Les études les plus récentes nous montrent que 31 % des salariés sont “activement désenchantés” et 61 % ne bossent plus que pour le salaire [1].
L’appétence particulière des Français au travail est en cours d’effondrement. Contrairement aux idées reçues, 70% des Français sont attachés à leur travail et ont fortement envie de s’y réaliser (contre 40 à 50% chez nos voisins européens). Or aujourd’hui, plus des deux tiers des salariés ne vivent pas bien leur emploi et s’interrogent sur l’intérêt de continuer à s’y investir [2].
C’est toute l’envie, bien compréhensible, de sortir d’un rapport au travail qui continue à se dégrader malgré de nombreuses tentatives de renforcement de la motivation et de la qualité de vie au travail, qui se manifeste aujourd’hui dans l’effervescence générée par les promesses de bonheur possible au travail.
Cette quête du bonheur au travail est-elle une vraie bonne solution ?
Il nous semble bien sûr indispensable de se mobiliser pour que le travail ne finisse pas un jour par ne représenter qu’un mal inévitable. Mais il nous semble tout aussi indispensable d’éviter de confondre la recherche d’un « bonheur au travail » et celle d’un « vivre au mieux son travail ». Un amalgame pourrait engendrer le contraire de ce qui est recherché.
Promouvoir le bonheur au travail présuppose que c’est ce que chacun recherche et peut implicitement laisser entendre que c’est ce que tout le monde doit atteindre. Etre heureux au travail devient une injonction, une obligation.
Alors que chercher comment faire pour que chacun puisse vivre au mieux son travail, c’est faire en sorte que le travail ne devienne pas une source de mal-être, qu’on puisse s’y épanouir, y être heureux mais sans obligation. Dans cette seconde option, il reste possible de s’investir, de donner son meilleur mais de dire qu’on se passerait de son travail si on le pouvait. Chacun est libre de considérer le travail comme une possibilité de s’y réaliser ou comme une contrainte qu’il assume pleinement tout en estimant que son épanouissement, son bonheur sont ailleurs. Chacun est même en droit de ne pas être en quête du bonheur.
Le premier problème que pose, de notre point de vue, la promotion du bonheur au travail, est son incitation tacite à afficher que tout va bien, qu’on est content, qu’on positive. Autrement dit on ne demande plus seulement aux personnes qui travaillent de faire au mieux leur travail. On crée insidieusement une nouvelle contrainte, celle d’être satisfait, ravi, rayonnant. Contrainte qui peut devenir néfaste à un « bien vivre son travail ». Beaucoup de personnes terminent leurs journées plus fatiguées d’avoir dû maintenir un masque de la bienséance que par le travail qu’elles ont dû réaliser.
A la fatigue du travail, s’est ajoutée progressivement celle du devoir être autonome, conquérant, sans faiblesses ni limites, cause de beaucoup d’usures, de nombreux burn out, d’une multitude de dépressions. « La fatigue d’être soi » (Alain Ehrenberg) [3]. La quête du bonheur au travail est en passe d’y greffer la fatigue du devoir être heureux.
Mais cette quête effrénée pose, de notre point de vue, un autre problème. Chacun sait que tout le monde n’occupe pas un poste où il pourra s’épanouir. Beaucoup de personnes travaillent par obligation, dans un emploi non choisi et parfois rébarbatif, ingrat ou pénible, sans réelle opportunité d’évolutions. Pour elles, le travail en lui-même ne peut guère être une source de réalisation et d’épanouissement. Et puis il y aussi toutes les raisons intrinsèques à l’individu, à sa construction, à son histoire, à sa vie, qui font que le travail quel qu’il soit, ne sera synonyme ni de de joie ni de sérénité.
Il faut donc d’autres conditions pour que les personnes dont l’emploi en lui-même ne suffit pas, puissent être heureuses.
Si on suit ceux qui prônent ledit bonheur, on s’aperçoit que ces conditions sont très fréquemment :
– le développement d’une pensée positive
– la libération des personnes via l’élimination de la hiérarchie (voire des fonctions supports)
– la prise en charge par l’entreprise, son service RH et quelques autres acteurs, du développement de la qualité de vie au travail
La quête du bonheur est déjà, comme évoqué plus haut, problématique en soi puisqu’elle peut silencieusement mais rapidement devenir une contrainte. Mais lorsqu’on y associe tout ou partie des trois conditions que nous venons d’énumérer on peut assurer que beaucoup de personnes ne pourront même pas, juste « vivre au mieux leur travail ».
Comme l’ont montré un certain nombre de travaux de recherche et nous l’ont confirmé nos propres observations, pour que l’individu puisse se sentir bien dans son travail, il est indispensable qu’il lui soit possible d’être en contact avec ce qui ne va pas, de le ressentir. Puis qu’il ait la possibilité de l’évoquer. Ensuite qu’il lui soit possible d’en discuter, d’y réfléchir, de chercher des solutions. Enfin, qu’il lui soit possible de trouver ou contribuer à concevoir des façons d’en sortir. Ceci, rappelons-le, est vrai pour ce qui nous soucie avec récurrence, tant sur un plan technique, organisationnel, matériel que sur un plan plus relationnel, subjectif, émotionnel ou personnel…
A défaut de pouvoir vivre cet enchaînement, ceux qui travaillent mettent en souffrance ce qui les préoccupe. C’est cette mise en souffrance qui empêche de bien vivre son travail et crée du mal-être.
Nous ne détaillerons pas ici ce processus, ni les raisons qui le rendent indispensable à un « bien vivre ou vivre au mieux son travail » car ce n’est pas l’objet de cet article [4]. Nous expliquerons juste en quelques mots pourquoi « l’obligation » implicite du bonheur au travail très souvent associée à la prescription de la positive attitude et/ou à l’incitation à libérer les équipes de leurs managers et des fonctions supports (prônée par l’entreprise libérée) et/ou à des démarches de prise en charge de la qualité de vie au travail, empêcheront l’individu de passer par les étapes indispensables à son bien vivre son travail :
- La majeure partie de ces injonctions et préconisations renforce ceux qui sont déjà convaincus qu’il ne faut pas s’écouter mais qu’au contraire il faut développer constamment son autonomie, ses compétences et performances dont son savoir positiver et être heureux. Ceci au risque d’intensifier une sorte de course en avant narcissique accompagnée des dangers d’un stress chronique qui ne nous semblent pas vraiment compatibles avec l’idée que nous pourrions nous faire d’un « bien-vivre » son travail.
- Ces mêmes incitations mettent hors jeu, hors la norme « imposée » et donc en difficulté, ceux qui n’ont pas développé cette posture combative et ne sont pas habités par ce culte de la performance, par un optimisme forcené ou une volonté de maîtrise totale dont celle du bonheur. Ce qui ne signifie aucunement, contrairement à bon nombre d’idées reçues, leur désengagement ou leur renoncement. Il s’agit plutôt, bien souvent, d’un réalisme qui gagnerait à être entendu.
- On imagine facilement comment, dans de tels contextes où il est de bon ton « d’aller bien » et « de savoir aller bien malgré tout », chacun préférera garder pour lui et stocker ce qui lui pose problème ou le met en difficulté. L’enchaînement nécessaire, rappelé plus haut, pour que l’individu puisse se libérer de ce qui fait qu’il ne va pas bien devient donc impossible.
- A l’opposé des entreprises libérées qui veulent supprimer la hiérarchie, voire les fonctions supports, parce qu’en libérant ainsi les salariés, elles pensent faire leur bonheur sans forcément être conscientes des conséquences dont on vient de parler, beaucoup d’entreprises prennent le chemin inverse. Elles cherchent par tous les moyens à éradiquer les sources de stress, de mal-être et à développer la qualité de vie au travail. Ce qui est oublié dans ces postures qui mettent souvent les services RH, les managers et bon nombres d’autres acteurs en surcharge sans pour autant obtenir les résultats escomptés, c’est qu’une des conditions essentielle au « bien-vivre son travail », c’est de pouvoir résoudre par soi-même ce qui pose problème. « Par soi-même » étant ici entendu individuellement ou collectivement, si nécessaire avec du soutien, mais en étant acteur. « Vivre bien » ou « vivre au mieux son travail » c’est avant tout pouvoir se confronter à ce qui fait obstacle et pouvoir riposter, en sortir. L’aide de ses collègues, de son management, de fonctions supports et d’autres acteurs compétents là où on atteint ses limites peut être indispensable. Mais elle ne doit pas être confondue avec une prise en charge qui rend passif ou limite chacun à appliquer les solutions d’autrui.
Une riposte à « ce qui ne va pas » sera une réponse plus efficace qu’une quête du graal
A la quête du bonheur au travail, nous préfèrerons, comme chacun l’aura compris, que l’entreprise rende possible de s’attaquer à ce qui empêche de « vivre au mieux son travail ». Cette préférence ne résulte pas d’un parti pris mais de notre connaissance des risques et conséquences évoqués plus haut. Elle découle aussi de ce que nos études et expérimentations nous ont enseignées : « chercher à aller bien », la résilience, sont intrinsèques à l’homme. Ce qui empêche leur manifestation c’est l’impossibilité de dire ce qui ne va pas puis de transformer la situation.
C’est pour ces raisons qu’en lieu et place d’une recherche de solutions prometteuses (apprendre la maîtrise de soi, de ses pensées et émotions ; apprendre à positiver ; éliminer les hiérarchiques ; faire éliminer les problèmes par des tiers ; …) mais à haut potentiel de désillusions et d’effets délétères, nous préconisons :
- d’accepter que du temps soit pris pour parler et regarder ce qui ne va pas ; de prendre en compte que « travailler » c’est aussi (pour ne pas dire surtout) résoudre ce qui résiste, freine et met à mal ;
- de s’assurer que les conditions qui font que les personnes exposent librement leurs difficultés, problèmes et limites, qu’elles peuvent en discuter et agir (si nécessaire avec des soutiens) pour en sortir, soient présentes.
Dans les entreprises où ces conditions sont présentes, où la quête d’une compréhension de ce qui empêche d’aller bien l’emporte sur celle du bonheur, où il est possible de se mobiliser et de s’appuyer si besoin sur d’autres compétences que les siennes pour résoudre, nous observons que les personnes, chacune à leur façon, vivent bien leur travail. Elles ont la possibilité de se débarrasser de ce qui leur pèse et finirait par les oppresser et les réduire. Elles ont la possibilité d’agir, de riposter.
Nous constatons dans ces mêmes lieux, et ce n’est bien-sûr pas un hasard, que la mobilisation, l’agilité, la vivacité, la cohésion, l’efficience sont très présentes.
Nul besoin de Chief Happiness Officer, de transformation des entreprises en entreprises libérées, de démarches de développement de la qualité de vie, de formation des managers au management positif ou d’accompagnement des équipes au développement d’une « positive attitude ». Nul besoin de quête du bonheur. Sortons des mythes, des utopies, des raccourcis qui se transforment en impasses. Attaquons-nous à la réalité.
Notes :
[1] Alain Constant, journaliste au Monde – www.lemonde.fr/…/le–bonheur-au-travail-c-est-possible
[2] Dominique Méda « Quelle place le travail occupe-t-il dans la vie des Français par rapport aux Européens ? », Informations sociales 3/ 2009 (n° 153) ; « le travail : la révolution nécessaire », les éditions de l’Aube / 2010
[3] Alain Ehrenberg – La fatigue d’être soi. Dépression et société
[4] Nous y reviendrons en d’autres occasions mais nous invitons les personnes qui souhaitent approfondir ces principes, à lire les publications de la Clinique de l’activité (Yves Clot), de la psychodynamique du travail (Christophe Dejours), de la Clinique du travail (Clot, Lhuilier)